Le commissaire canadien de la Commission mixte internationale (CMI), Henry Lickers, a rédigé cet article pour le numéro de l’automne 2020 de la Lakes Letter, une publication de l’Association internationale pour la recherche sur les Grands Lacs (AIRGL), dont la réimpression dans les présentes pages a été autorisée. Voir aussi la série de la CMI sur le savoir autochtone.
Shekon (Salutations), aux gens de l’AIRGL et des Grands Lacs. J’espère que vous et votre famille êtes en bonne santé et gardez un bon moral en ces temps difficiles. Je vous écris cette lettre pour vous faire part de mon expérience à titre de scientifique autochtone. Moi aussi, j’ai eu de la difficulté à parler à mon peuple, les Haudenosaunee, et à comprendre son savoir. En vous faisant connaître mon histoire, j’espère que vous serez plus conscient et curieux des façons de faire autochtones et de l’importance de tirer parti de multiples corpus de connaissances.
Mes grands-parents et ma mère m’ont encouragé à faire des études pour comprendre les sciences et la technologie. Je n’ai jamais été un très bon élève puisque j’étais trop occupé à observer l’environnement et à y faire mes expériences. L’apprentissage dans les livres était considéré comme important, mais seulement dans la mesure où il ne nuisait pas à mes expériences.
À l’âge de 12 ans, j’ai quitté la réserve indienne des Six-Nations pour m’installer au centre-ville de Toronto. Quel choc culturel! Les gens de Toronto étaient toujours occupés et mettaient trop l’accent sur le progrès pour remarquer leur magnifique environnement. Mais pour un garçon à vélo, Toronto était un endroit merveilleux. Au cours des premiers mois, j’ai su où se trouvaient les noix, les fruits et les plantes médicinales dans un rayon de 10 kilomètres de chez moi. J’ai aussi découvert qu’un jeune va‑nu‑pieds n’était pas considéré comme suspect, alors j’ai frappé aux portes des gens pour leur demander si je pouvais récolter les restes de noix, de pommes et de marrons de leurs arbres. Dans la plupart des cas, les propriétaires voyaient ces arbres comme des nuisances qui salissaient leur pelouse, alors j’ai toujours accepté de nettoyer leur cour et de les embellir. J’étais parfois même payé par les propriétaires pour le faire!
Je rapportais donc les fruits, les noix et les plantes médicinales à la maison, où ma mère en faisait des tartes, de la compote de pommes et des gâteaux aux noix, et j’utilisais l’argent pour faire des achats importants comme des vêtements et des chaussures. Je me sentais comme un vrai chasseur dans la grande ville et je contribuais à prendre soin de ma famille. Quelques mois plus tard, je me suis rendu compte que les ruelles de Toronto abritaient des ratons laveurs, écureuils et mouffettes gros comme je n’en avais jamais vus. J’ai donc décidé de tendre des collets dans la ruelle au nord de la rue Bloor. Je ramenais les peaux à Brantford, où les acheteurs de fourrures me demandaient où je trouvais des peaux de si grande qualité. Je me croisais les bras comme seul un garçon peut le faire et je disais que mon secret relevait du savoir ancestral de mon peuple que je ne pouvais pas divulguer. J’ai appris plus tard que la récolte de bernaches du Canada pour la merveilleuse soupe aux oies de ma mère était peut-être illégale à l’époque – les droits de récolte des Autochtones n’avaient pas encore été inscrits dans les lois – mais je ne prenais que ce qui était nécessaire et j’ai ainsi contribué au contrôle de la population de ces oiseaux.
Mes amis de l’école devaient trouver étrange que la compote de pommes dans mon déjeuner soit rouge (des pommes avec la peau) et que ma soupe au poulet et au riz (l’oie et le riz sauvage) ait une odeur différente de la leur; même mon pain était étrange : du pain frit indien. Ils aimaient mes gâteaux aux noix et mes tartelettes à l’érable, et ils les acceptaient volontiers en échange. J’ai donc découvert que le savoir ancestral des Haudenosaunee était non seulement important pour mon bien-être et mon prestige, mais aussi profitable.
Le lac Ontario, les îles de Toronto et les nombreux ravins de la ville étaient les endroits où je pouvais être moi-même, un garçon autochtone à la recherche d’un contact avec la nature. Dans la réserve, je m’étais toujours demandé quel emploi je pourrais occuper et qui me paierait pour jouer dans la nature. Comme j’étais naturellement attiré par l’eau, qui semble l’élément qui relie tous les autres, j’ai décidé de devenir biologiste. J’ai travaillé aussi fort que je le pouvais, parfois de façon irresponsable et folle, mais en restant toujours concentré sur mon objectif. J’ai fréquenté une nouvelle université à Peterborough, l’Université Trent, qui m’a semblé parfaite, je me suis marié et je me suis retrouvé à l’Université de Waikato, en Nouvelle-Zélande. Là‑bas, les Maoris m’ont appris à être moi-même et ils m’ont fait comprendre que les connaissances des peuples autochtones ne sont peut-être pas comprises par les « nouveaux peuples », mais qu’il nous incombait de leur montrer la façon de vivre en paix sur la Terre. C’était le même message que m’avaient enseigné mon arrière-grand-mère et mes grands-parents.
Qu’est-ce que tout cela a à voir avec la science et le savoir ancestral? Tout.
Toutes mes expériences m’ont mené à cette vérité : la science et le savoir ancestral ont besoin l’un de l’autre pour former un corpus de connaissances complet.
Ce corpus comprend à la fois le savoir communautaire et les moyens dont le savoir est transmis d’une personne à l’autre, d’un groupe à l’autre et d’une nation à l’autre. J’appelle cela un corpus de connaissances naturalisées qui est rattaché à un endroit donné. Il s’agit du savoir constitué par un groupe pour vivre à cet endroit, et il englobe le transfert des connaissances.
Mes connaissances comprennent ce que j’ai appris de toutes les régions et de tous les peuples que j’ai rencontrés en cours de route. Je conserve leurs histoires, leur compréhension et leur sagesse comme si elles étaient les miennes, mais je n’oublie pas ces personnes et je reconnais leur contribution chaque fois que j’utilise leurs connaissances. Certains de mes enseignants n’étaient même pas des humains. Quand j’étais enfant, je croyais que les animaux et les plantes pouvaient me parler, mais qu’ils utilisaient simplement différentes formes de communication. Les arbres et les plantes utilisaient des odeurs et des couleurs pour me parler de leur vie, et le blaireau me parlait en utilisant son langage constitué de grognements et de sifflements. Parfois, je ne comprenais pas, mais si j’écoutais assez attentivement, je comprenais quels grognements il aimait le mieux. Je vivais dans un monde magique de visions, de sons, d’odeurs et de sentiments. Mon grand-père me disait que tout avait un esprit et que je pouvais communiquer si j’écoutais assez attentivement. Ce n’est que récemment que ma fille m’a appris que les pierres sur le terrain pouvaient nous raconter de très vieilles histoires, même si elles parlent très, très lentement. Toutes les connaissances nous sont enseignées sous différentes formes — des revues scientifiques et des grands classiques aux blagues et aux contes — chacune comportant ses propres leçons et faits.
Lorsque je vivais en ville, j’ai rencontré des gens qui n’avaient qu’une seule histoire à raconter. Les scientifiques croyaient que la science était la seule histoire factuelle, les économistes croyaient que la finance n’était pas liée au monde physique, et les médecins jugeaient que le corps agissait comme une machine. Bien que ces histoires soient utiles, elles ne décrivent pas tout. Pour mener à bien leur travail, ces professionnels doivent réduire leur compréhension à une très petite partie de l’ensemble, et ce faisant, ils perdent une grande partie de leur capacité de comprendre le monde qui les entoure. J’ai eu la chance de rencontrer des géants dans le domaine du savoir dont la présence a influencé ma façon de penser, et ce ne sont pas tous des Autochtones. Les vrais grands scientifiques s’intéressent à tout, les vrais grands économistes voient les liens entre le monde physique et la finance, et les meilleurs médecins voient l’humanité et l’esprit de leurs patients — et ils utilisent ces attributs comme des outils dans l’exercice de leur profession.
Les corpus de connaissances naturalisées élargissent notre vision du monde, et leurs principes deviennent importants pour les gens qui vivent près de la Terre et de la nature. Ces principes de base sont les suivants :
La Terre est notre mère;
Notre survie repose sur la coopération;
Le savoir n’est utile que dans la mesure où il est partagé;
La responsabilité est la pratique à observer par‑dessus tout;
Tout est interrelié;
Le lieu est important, et enfin,
Le monde spirituel est étroitement lié à la Terre.
Lorsqu’une société s’éloigne de la nature, elle perd ces principes de vue, et la première perte semble être la reconnaissance que la Terre est notre mère. Avec cette perte, la société commence à perdre son respect fondamental pour les femmes. Pourtant, à mesure que la nature et les principes gagnent en importance, les femmes y gagnent aussi. Chacun de ces principes peut être développé avec un peu de réflexion, et les gens qui vivent sur la Terre et qui dépendent de la Terre et des eaux s’imprègnent rapidement de ces thèmes.
La question qui semble préoccuper tout le monde est de savoir comment les scientifiques intègrent le savoir ancestral dans les sciences modernes. Pour évaluer la validité d’un fait scientifique, il faut mener un certain nombre de tests. Les faits doivent être reproductibles, cohérents et vérifiables. Le savoir ancestral applique les mêmes outils à l’estimation de la valeur d’un fait. La description, l’observation et l’analyse se combinent pour établir la véracité d’un fait. La fiabilité d’un fait est vérifiée chaque fois que ce fait est invoqué. Dans l’environnement naturel, le résultat d’une mauvaise réalité est habituellement plus catastrophique qu’en laboratoire. L’emplacement des arbres à fruits et à noix connus à Toronto était testé chaque fois que je quittais la maison pour aller récolter. Si je ne pouvais pas reproduire l’expérience, cela signifiait qu’il n’y avait pas de nourriture. Cela n’aurait peut-être pas causé la mort de ma famille, mais cela aurait pu lui occasionner bien des difficultés. Le fait de ne pas avoir les bons faits ou les bonnes connaissances signifiait une perte de prestige pour le chasseur. Bien faire les choses signifiait honneur et respect dans ma communauté. Les scientifiques sont louangés quand ils ont raison, et ils prennent des précautions pour tester et valider leurs informations de la même manière qu’un chasseur valide les siennes.
Les scientifiques et les peuples autochtones peuvent travailler ensemble en établissant une relation les uns avec les autres et en profitant des connaissances qu’ils possèdent tous les deux. Cette relation est fondée sur la science de la relation que les Haudenosaunee pratiquent depuis des centaines d’années. Les Haudenosaunee appellent cela la Grande Loi de la Paix, le Grand Chemin vers la Paix, ou la Voie de la gentillesse, et on peut l’expliquer en trois mots. Je me suis permis de traduire ces mots le plus fidèlement possible en français : respect, équité et responsabilisation (voir l’encadré latéral).
Les Haudenosaunee disent qu’avec un peu de respect, d’équité et de responsabilisation, nous pouvons bâtir une relation joyeuse, et nous voulons la reproduire. Cette fois-ci seulement, nous sommes prêts à ajouter plus de respect et d’équité et à nous donner les moyens d’établir de meilleures relations. Comme le disait ma grand-mère, « nous apprenons à être gentils les uns avec les autres » et le Grand Chemin vers la Paix permet d’accomplir une tâche apparemment impossible. Il est intéressant de constater que le Grand Chemin vers la Paix puisse servir à bâtir une relation, mais il peut aussi servir à analyser nos échecs à cet égard.
Je sais que ce récit est en partie fiction, en partie factuel et en partie dans mes souvenirs; c’est ainsi que les peuples autochtones se transmettent le savoir. Quand j’étais petit, mon arrière-grand-mère me racontait des histoires que je ne comprenais pas toujours, mais qui étaient passionnantes et que j’aimais. Ce n’est que des années plus tard que j’ai pu les comprendre. Dans la relation entre l’AIRGL, les Grands Lacs et les peuples autochtones, il y aura de nombreux moments où nous nous comprendrons enfin les uns les autres à l’avenir. J’espère seulement que vous vous souviendrez de cette histoire également. Mon arrière-grand-mère en serait très heureuse.
Skennen (en paix),
Henry Lickers
Le Grand Chemin vers la paix
Respect
Bien que le respect puisse sembler simple, il comporte certains outils qui peuvent nous aider. La compréhension. On ne peut pas avoir de respect pour quelqu’un à moins d’essayer de le comprendre. La communication. On ne peut pas respecter quelqu’un à moins de communiquer avec lui. Le consensus. Il n’y a pas de respect à moins d’en arriver à un consensus. Vous n’avez pas besoin d’un accord total. La médiation. Quand on n’est pas d’accord, il faut un processus de médiation pour en arriver à un consensus. L’honneur représente la qualité de vérité qui se construit au moyen d’actions ou d’actes. Comme nous le disons, le respect se mérite. Il est étonnant de constater à quel point il faut peu de respect pour établir une relation.
Équité
Dans le monde moderne, l’équité est automatiquement considérée comme un symbole financier, mais dans l’établissement d’une relation, le savoir est beaucoup plus important. Le savoir nous rassemble et contribue à solidifier le respect que nous avons les uns pour les autres. Les réseaux, à savoir les personnes que nous connaissons et comment elles peuvent contribuer à l’équité dans la relation, sont également primordiaux. Le personnel est constitué des gens suffisamment qualifiés pour faire le travail, et avoir le temps de le faire contribue aussi à l’équité. Le pouvoir social/politique ou le prestige qu’une personne apporte à la relation peuvent aussi aider à faire avancer l’action à mesure que d’autres personnes ajoutent leurs compétences à la relation, mais l’argent et les finances sont également importants. Nous disons que l’équité doit être équilibrée, sinon une personne risque de se sentir flouée et bafouée. Un faible capital au début d’une relation peut s’avérer essentiel à son existence. Chez les peuples autochtones, la prière de l’action de grâce lors d’une ouverture ou d’un repas partagé est considérée comme un geste respectueux d’équité.
Responsabilisation
Comme les langues haudenosaunee sont à base de verbes, nous utilisons la paix comme verbe; vous devez faire régner la paix ou la faire primer. Ces actions contribuent à établir des relations et démontrent notre sincérité. L’application consiste à faire ce que nous avons promis de faire. Bien souvent, nous ne faisons que discuter, mais nous n’agissons jamais. Il suffit de penser à la paternité d’une œuvre, qui est un outil de responsabilisation pour le milieu universitaire. Lorsque des gens viennent dans notre communauté pour établir une relation, ils recueillent de l’information à utiliser dans un livre ou pour faire avancer leur carrière, mais souvent, ils ne reconnaissent pas la contribution des personnes qui ont fourni l’information. Le partage de la paternité d’un article peut accroître la responsabilisation de toutes les personnes qui y ont participé, même les sources locales d’information. La crédibilité et les partenariats sont ainsi établis, et nous acceptons la responsabilité de nos actions et de nos actes. Tout cela renforce l’autonomie de la relation.
Henry Lickers is a Haudenosaunee citizen of the Seneca Nation, Turtle Clan. He is a Canadian commissioner of the International Joint Commission and was the director and environmental science officer of the Mohawk Council of Akwesasne for 43 years.