Un poisson appelé Kiyi a évolué au point de voir particulièrement bien dans les parties profondes du lac Supérieur, ce qui, selon des recherches récentes de l’Université de Buffalo, lui procure un avantage important à des profondeurs où la lumière pénètre peu.
Pendant des siècles, plusieurs espèces de poissons de la sous-famille des corégoninés (des ciscos dont fait partie le Kiyi), vivant dans les Grands Lacs, ont joué un rôle important dans le réseau trophique, mangeant de petites espèces d’invertébrés et servant de proies aux grands poissons prédateurs comme le touladi.
Autrefois poissons-proies les plus répandus dans les Grands Lacs, les ciscos ont connu des difficultés au cours des dernières décennies. Au cours du dernier siècle, les populations de plusieurs de ces poissons et d’autres espèces de poissons-proies se sont effondrées dans les Grands Lacs en raison de la surpêche et des espèces envahissantes, au point qu’elles ont même disparu dans certains lacs. Les populations de poissons prédateurs commerciaux, comme le touladi, dépendent de l’abondance de ces poissons proies, sur laquelle elles ont toujours compté pour se nourrir.
Aujourd’hui, l’aire de répartition du Kiyi a rétréci jusqu’à se limiter au lac Supérieur, bien que des efforts soient en cours pour réintroduire ce poisson dans des Grands Lacs d’aval (Michigan, Huron et Ontario). Cependant, pour que l’opération soit un succès, les gestionnaires des pêches ont besoin de plus d’informations sur la vie de poisson et sur ses lieux de reproduction.
Trevor Krabbenhoft, professeur adjoint de biologie à l’université de Buffalo, nous apprend que l’étude conduite par son université a consisté à analyser l’ADN du Kiyi et de trois autres espèces de cisco encore présentes dans le lac Supérieur afin d’en apprendre davantage sur la diversité de ces espèces et sur leurs populations. Chacune de ces espèces de ciscos vit de préférence à des profondeurs d’eau bien précises, le Kiyi affectionnant les grandes profondeurs, soit entre 80 et 200 mètres (262 à 656 pieds). Étant donné que tous les Grands Lacs, à l’exception du lac Érié, ont de vastes zones d’eau profonde où le Kiyi préfère vivre, l’espèce a de très bonnes chances de pouvoir prospérer dans les lacs d’aval.
L’étude a révélé que le Kiyi est particulièrement adapté aux eaux profondes grâce à sa vision monochromatique sensible au bleu. Dans les Grands Lacs, cette vision lui permet de très bien voir ses prédateurs et ses proies à des profondeurs où la lumière pénètre peu, ce qui lui procure un avantage sur des espèces de poissons concurrentes.
Trevor Krabbenhoft et sa collaboratrice, Katherine Eaton (une étudiante), ne se sont pas arrêtés à la question de la vision et ont cherché à identifier génétiquement des œufs de Kiyi recueillis dans le lac Supérieur. La tâche n’est pas simple, car il est difficile de différencier les œufs de poissons, tout comme les alevins et les larves. Il s’agit pourtant d’un outil qui permet de déterminer quand et où les Kiyis préfèrent frayer.
La Commission des pêcheries des Grands Lacs poursuit ses efforts pour réintroduire le Kiyi dans le lac Michigan. À en croire ce qu’a dit Matt Herbert, de Nature Conservancy, lors de la conférence de l’International Association for Great Lakes Research en 2020, un échantillonnage est en cours dans le lac Supérieur pour en apprendre davantage sur le moment de frai de l’espèce, sur son taux de succès et sur les frayères que préfère le poisson.
Bien que la pandémie de COVID-19 ait ralenti le projet, M. Herbert a indiqué qu’à l’été 2020, on avait découvert que le Kiyi a tendance à frayer tard dans l’année et qu’il produit moins d’œufs que le cisco de fumage ou d’autres espèces de cisco, ce qui revient à dire qu’il faudrait plus de couples pour réussir la réintroduction.
Mme Eaton indique que les échantillons de tissus étudiés à Buffalo provenaient de l’enquête de surveillance des populations de poissons de l’US Geological Survey. À partir de là, la chercheure a pu extraire l’ADN du poisson pour examiner les gènes de la vue des diverses espèces de ciscos. Elle a découvert que la vision dans le spectre bleu est due à une variation génétique spécifique au Kiyi, variation qualifiée d’allèlomorphe. Les travaux ont commencé à l’été 2019 et se sont terminés un an plus tard.
Cette étude a également confirmé que la vision de nuit du Kiyi est une adaptation encodée dans les gènes et pas seulement le résultat de l’acclimatation à un nouveau milieu chez chaque poisson, affirme M. Krabbenhoft. Cela signifie que la vue avantageuse du Kiyi est une évolution qui lui est propre et qu’on ne retrouve pas chez d’autres espèces de cisco.
Il est important que les scientifiques, qui souhaitent restaurer le Kiyi dans les lacs inférieurs, comprennent cette adaptation. Contrairement aux eaux froides et profondes du lac Supérieur, quasiment privés d’éléments nutritifs et de lumière, les lacs plus chauds et moins profonds offrent un habitat intéressant pour les moules zébrées et les quaggas envahissantes. Ces organismes filtreurs voraces dévorent des bandes entières de plancton, réduisant ainsi la nourriture disponible pour d’autres espèces, en particulier pour celles qui vivent en eaux profondes, tout en rendant l’eau des lacs plus claire.
Ce phénomène favorise la prolifération d’algues observée dans le lac Érié et dans plusieurs baies d’autres Grands Lacs, d’autant que la lumière du soleil stimule la photosynthèse et facilite la croissance des algues benthiques dans des amas et des tapis qui sont plus grands. Comme elle pénètre plus profondément dans des eaux plus claires, la lumière peut priver le kiyi d’une partie de l’avantage que lui confère sa vision, tandis que les algues risquent de le gêner dans sa quête de nourriture et dans sa fuite des prédateurs. M. Krabbenhoft estime qu’il y a lieu d’étudier davantage l’impact des moules et des proliférations d’algues sur le Kiyi.
Le réchauffement des températures a également entraîné une diminution du couvert de glace sur l’ensemble des Grands Lacs, si bien que plus de lumière pénètre désormais durant les mois d’hiver. Cela a eu un impact sur les populations de poissons dans les lacs inférieurs, précise M. Krabbenhoft, et pourrait réduire l’avantage que détient le kiyi grâce à l’évolution de sa vision.
« Nous commençons tout juste à comprendre l’importance de ces changements (sur le plan de la vision), indique M. Krabbenhoft : « La question est de savoir à quelle profondeur cette mutation allèlomorphe de la vision se transforme en atout essentiel, et je ne pense pas que nous ayons la réponse à cette question pour ce qui est des autres Grands Lacs. »
Kevin Bunch is a writer-communications specialist at the IJC’s US Section office in Washington, D.C.