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La montaison du meunier et sa contribution au réseau trophique dans les Grands Lacs

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Kevin Bunch
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Chaque printemps, les rivières et les ruisseaux reliés aux Grands Lacs se remplissent de meuniers qui viennent y pondre leurs œufs. Une caractéristique des diverses espèces de cette famille de poissons est qu’elles s’alimentent dans les fonds lacustres. Il ne s’agit pas d’un poisson d’appât recherché, au point qu’il est souvent oublié, mais des recherches récentes montrent qu’il joue un rôle essentiel dans l’écosystème.

Les Grands Lacs abritent plusieurs espèces de meuniers, dont deux particulièrement abondantes dans les cinq lacs : le meunier rouge et le meunier noir. Ces espèces passent une bonne partie de l’année dans les lacs, les meuniers rouges préférant les eaux plus froides et plus profondes, tandis que les meuniers noirs ont tendance à choisir les zones littorales.

Les deux espèces sont parmi les premiers poissons à emprunter les affluents des Grands Lacs chaque printemps pour aller y frayer. Tout comme le saumon qui se déplace le long des côtes nord-américaines, ces poissons apportent avec eux des nutriments sous forme d’œufs et d’excréments qui nourrissent de nombreuses espèces tout au long du réseau trophique, des insectes et petits poissons jusqu’à l’être humain, en passant par les nombreuses créatures qui consomment des poissons juvéniles et adultes.

Pendant la montaison, lorsqu’ils empruntent les cours d’eau pour y frayer, les meuniers laissent des œufs et des déchets qui aident à relancer les écosystèmes après l’hiver, affirme Karen Murchie, directrice de la recherche sur les eaux douces à l’aquarium Shedd à Chicago. À cette époque, des centaines, voire des centaines de milliers de meuniers remontent les affluents des Grands Lacs.

Des études révélatrices

L’incidence de leur passage est énorme, selon Mme Murchie. Dans le cadre d’une étude récente, on a bloqué un ruisseau dans le Wisconsin après le début de la montaison des meuniers pour commencer à mesurer la teneur en éléments nutritifs comme le phosphore, les nitrates et l’ammonium. Les chercheurs ont découvert ainsi une plus grande proportion de ces nutriments dans l’eau, ce qui serait attribuable aux excréments, à la laitance (liquide séminal) et aux œufs éparpillés par les meuniers. Ces nutriments sont consommés par les larves d’insectes, par les petits poissons et par les algues qui sont, à leur tour, des sources d’alimentation essentielles au début de l’année pour de nombreuses autres espèces fondamentales du réseau trophique aquatique.

Nicholas Jones, chercheur scientifique au ministère des Richesses naturelles et des Forêts de l’Ontario,  fait état d’une étude sur laquelle il a travaillé et qui portait sur la montaison des meuniers dans la rivière Cypress, depuis le Supérieur. L’intérêt de cette étude résidait dans l’étendue de la migration et la présence d’une chute d’eau infranchissable de 4 km (2,5 milles) en amont, ce qui a fourni de bons éléments pour les fins de comparaison.

Les chercheurs ont découvert que diverses espèces aquatiques dévorent les œufs des meuniers. Les meuniers ne creusent pas de nids et ne déposent pas leurs œufs soigneusement parmi des galets comme d’autres poissons, dont le saumon ou l’esturgeon. Les femelles diffusent plutôt leurs œufs sur un substrat rocheux idéal tandis que les mâles relâchent leur liquide séminal pour les fertiliser. Bien que certains œufs se fixent aux roches, d’autres continuent de flotter et sont consommés par des poissons aussi petits que des ménés et des chabots.

« Les truites arc-en-ciel, de toutes les tailles, étaient grasses comme si elles venaient d’engloutir tout un festin de Noël. Certaines avaient consommé tellement d’œufs, qu’elles en régurgitaient par poignées quand on les retirait de l’eau », affirme M. Jones.

En comparant la zone en aval à celle en amont de la chute (et en tenant compte de la présence d’autres espèces de poissons), on a constaté que les algues étaient neuf fois plus abondantes, la population d’invertébrés deux fois plus dense et la biomasse de poissons huit fois plus imposante que les données enregistrées dans les eaux en amont des chutes, eaux que les meuniers n’arrivent pas à remonter. L’azote et le carbone étaient également beaucoup plus abondants chez les poissons en aval des chutes où les meuniers pouvaient frayer.

Un autre projet est en cours par Michael Mckenzie, un étudiant diplômé de M. Jones, qui utilise des molécules dites « isotopes stables du carbone » pour suivre le régime alimentaire et le niveau de nutrition d’espèces comme le naseux des rapides et le chabot visqueux qui consomment des œufs de meunier dans les zones de frai de l’espèce. Le projet examinera 37 affluents des Grands Lacs qui comportent des chutes d’eau ou d’autres obstacles de la sorte à des fins de comparaison, et M. Jones espère que les résultats seront publiés dans les années qui suivent.

Collecte de données

Contrairement au saumon, les meuniers ne meurent pas après le frai. Au cours des dernières années, Mme Murchie a recueilli des données pour savoir si les meuniers marqués retournaient aux mêmes frayères. Pour l’instant, dit-elle, il semble que les poissons retournent frayer dans les mêmes cours d’eau chaque printemps. Sur les 100 poissons qu’elle avait marqués au départ en 2017, une cinquantaine sont revenus en 2018. L’an dernier, 204 exemplaires sur 300 sont retournés aux mêmes endroits.

« À l’échelle locale et individuelle, un seul poisson peut avoir une importance énorme pour tout un affluent », selon Mme Murchie.

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Karen Murchie recueille des données sur la migration des meuniers. Crédit photo : Shedd Aquarium

Le moment de la montaison est extrêmement important pour l’écologie de ces cours d’eau, et les changements climatiques pourraient jouer dans ce contexte. Mme Murchie fait remarquer que le moment de la croissance des larves d’insectes aquatiques et des algues est étroitement lié à celui où les meuniers sont censés commencer à emprunter les affluents; si ce moment n’est pas saisi, l’écosystème peut subir des répercussions en cascade.

Elle ajoute qu’on étudie les données historiques pour voir comment la remontée des meuniers a pu changer au fil des ans. La Great Lakes Indian Fish and Wildlife Commission interroge des experts tribaux depuis des années pour son programme sur les changements climatiques. Une entrevue de janvier 2017 avec un représentant anonyme de la Tribu Red Cliff révèle à quel point le moment de la montaison des meuniers a changé.

« Quand la montaison se passait normalement, on pouvait en attraper des tonnes. Il y en avait dans tous les ruisseaux, tellement qu’on pouvait les attraper à la main. Dès que les feuilles des trembles commençaient à bourgeonner, les meuniers se mettaient en marche (c’était le signal de départ pour eux, mais cela a changé il y a 15 ans). »

L’aquarium Shedd mène un projet participatif pour recueillir des renseignements sur le moment où les meuniers amorcent leur migration vers les affluents des Grands Lacs. Cette initiative est le fruit d’une collaboration avec M. Pete Mcintyre de l’Université Cornell, et Mme Murchie précise que des bénévoles dans des sites de l’Illinois, du Wisconsin et de la péninsule supérieure du Michigan consignent chaque jour l’information sur des fiches. Ces renseignements sont recueillis à la fin de la saison de frai.

Mme Murchie souhaite élargir ce projet à l’aide de l’application Great Lakes Fish Finder disponible sur les plateformes Apple et Android. Les utilisateurs peuvent photographier les poissons qu’ils repèrent et aider à les identifier correctement, fournissant par là des données aux chercheurs qui ne peuvent pas nécessairement parcourir l’ensemble des Grands Lacs pendant la saison de migration, affirme-t-elle. Ce projet est ouvert aux résidents de la région des Grands Lacs au Canada et aux États-Unis.

Il est essentiel de mieux comprendre la façon dont les meuniers peuvent se nourrir et avoir une incidence sur tout un écosystème. C’est important pour les gestionnaires des ressources en eau aussi bien que pour les promoteurs fonciers, conclut Mme Murchie, car il s’agit de désencombrer les rivières, de sorte que les poissons puissent continuer à atteindre la frayère de leur choix et rester en vie, tout en assurant la survie d’autres espèces.

 

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Kevin Bunch

Kevin Bunch is a writer-communications specialist at the IJC’s US Section office in Washington, D.C.

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