La science dans le monde occidental occupe, certes, une grande place dans la prise de décisions, mais il importe de savoir qui mène la recherche et au sein de quelles communautés. Les statistiques d’organisations comme les National Academies of Science, Engineering and Medicine montrent que, pendant une bonne partie des derniers siècles, les hommes blancs valides d’âge adulte ont dominé l’espace scientifique, et que les femmes, les jeunes, les personnes handicapées et les personnes de couleur y ont été largement sous‑représentés. Un groupe de travail récemment formé pour faire avancer les processus scientifiques et décisionnels, connu sous le nom de Justice, Equity, Diversite et Inclusion (JEDI), se consacre à normaliser l’intégration de ces groupes historiquement marginalisés dans des rôles de leadership où leurs idées et leur expérience peuvent aider à façonner les travaux pour qu’ils soient informatifs et profitent à tous.
L’objectif de diversité des organismes scientifiques
Donna Kashian, membre du conseil d’administration de l’AIRGL et scientifique à l’Université Wayne State, nous informe que, parmi les membres de l’Association internationale pour la recherche sur les Grands Lacs (AIRGL), la formation du groupe de travail JEDI se prépare depuis quelques années.
Mme Kashian précise qu’après le meurtre de George Floyd au Minnesota en mai et les protestations qui ont suivi, les dirigeants de l’AIRGL ont compris qu’ils devaient placer le mouvement JEDI au cœur de leurs préoccupations. Une discussion qui a eu lieu en juin à la conférence annuelle de l’AIRGL, tenue virtuellement, a été animée par une autre membre du conseil de l’Association, Jennifer Boehme, spécialiste de l’environnement au Bureau régional des Grands Lacs de la Commission mixte internationale (CMI).
Ce qui a commencé comme une simple présentation des participants et une discussion sur JEDI s’est rapidement transformé en une série d’échanges autour de récits et d’expériences ainsi que de réflexions sur les questions d’identité de genre et d’orientation sexuelle, de race et d’accessibilité.
« D’entrée de jeu, l’un des premiers commentaires nous a fait réaliser que, pour toutes nos réunions virtuelles, il n’y a jamais eu de sous-titrage, » indique Mme Kashian. « On nous fait beaucoup de suggestions […] comme la refonte des statuts et de la charte de l’AIRGL pour que chaque aspect de l’AIRGL tienne compte des composantes de la diversité. »
Pour Catherine Febria, chercheuse à l’Université de Windsor et autre participante de JEDI à la conférence de l’AIRGL, le sujet ne se limite pas à l’Amérique du Nord et aux Grands Lacs laurentiens. Des scientifiques africains ont participé à la discussion, et Mme Febria a elle-même travaillé pendant cinq ans à Aotearoa, en Nouvelle-Zélande, aux côtés de communautés agricoles et māori avant d’occuper son poste actuel au Canada.
Sa double identité de scientifique et de femme de couleur, lui a fait prendre conscience que le statu quo, voulant que les scientifiques n’aient aucun mot à dire dans les discussions et les mesures entourant les politiques d’inclusion et de conception de la recherche, est tout simplement insoutenable dans le monde moderne.
« J’ai l’impression que nous ne pouvons plus feindre l’ignorance des problèmes de nos communautés en notre qualité de scientifiques, ni nous en détacher, » ajoute Mme Febria. « Je veux que ces discussions et ces mesures deviennent plus normalisées. »
Mme Kashian fait observer que les efforts visant à changer l’AIRGL ‒ ainsi que la recherche dans les Grands Lacs et partout dans le monde ‒ ne peuvent pas uniquement incomber aux personnes historiquement marginalisées. Selon elle, une partie de l’effort doit consister à s’assurer que les chercheurs et les dirigeants au sein de la population dominante prennent conscience de leurs privilèges et défendent activement le changement, ce qui peut vouloir dire se retirer de projets et d’organisations pour permettre à d’autres d’y faire leur place.
« Une plus grande diversité dans la communauté scientifique apportera de nouvelles perspectives et elle favorisera l’instauration de changements applicables au niveau politique, » ajoute Mme Kashian. « Les façons d’aborder les problèmes sur le plan scientifique et de trouver des solutions varient, car les gens ont des points de vue différents selon leur vécu. »
Pour Mme Febria, compte tenu des écueils qui ont caractérisé la relation historique entre les scientifiques et les communautés marginalisées, il faut bâtir la confiance, et des événements – ainsi que des travaux – comme la conférence de l’AIRGL de cette année sont une première étape.
Toutefois, l’AIRGL n’est pas tant une fin en soi qu’une des nombreuses pièces du puzzle à assembler; les laboratoires de recherche et les organismes communautaires ont déjà travaillé sur le terrain pour atteindre les objectifs de JEDI dans l’espace des Grands Lacs.
Le soutien communautaire de JEDI renforce l’autonomie locale
En sa qualité de scientifique des eaux douces, Mme Febria estime que les problèmes de qualité de l’eau qui peuvent être observés le long de la frontière canado-américaine et partout dans le monde ne peuvent être traités de façon réaliste qu’en vue de produire des résultats positifs pour tout le monde, à commencer par une participation et un engagement à grande échelle fondés sur les objectifs de JEDI à la création conjointe de connaissances et de solutions.
« Il a fallu des générations pour que les écosystèmes atteignent ce niveau de dégradation, et il faudra des générations pour nous ramener à un certain seuil de saine résilience, en particulier face aux changements climatiques, » ajoute Mme Febria. « Le partenariat avec les intendants de la terre est la seule façon de réaliser ces objectifs dans les délais requis. »
Elle indique que c’est grâce à une subvention fédérale de cinq ans, qu’elle a pu embaucher sept chercheurs autochtones à son laboratoire Healthy Headwaters. Grâce à ce soutien, le laboratoire s’est associé à des agriculteurs locaux et à la Première Nation de Walpole Island (territoire de Bkejwanong) dans le cadre de projets portant sur la surveillance des écosystèmes et l’utilisation des terres, un rappel de son expérience professionnelle auprès de familles d’agriculteurs colons et de membres de la communauté maorie d’Aotearoa (Nouvelle-Zélande).
« Il est important qu’au pays on se concentre sur le travail que nous faisons, » précise Mme Febria. « Il est important que nous comprenions le contexte social avant d’aborder l’aspect scientifique en soi. »
Cela ne signifie toutefois pas que les communautés attendront que les scientifiques viennent les consulter. Monica Lewis-Patrick, membre du Comité consultatif et d’action en matière d’équité de la Coalition Healing Our Waters (HOW), indique que son organisme est parvenu à amener les autres membres de la coalition à prendre de l’importance de la race, de l’équité et de la justice dans ses efforts politiques pour restaurer la qualité de l’eau des Grands Lacs.
« Ce sont habituellement des gens de couleur qui sont aux prises avec des problèmes de pénurie d’eau ou d’eau toxique. Par ailleurs, ce sont généralement des Blancs qui parlent de la pêche, de la navigation de plaisance et des activités récréatives, » dit Mme Lewis-Patrick. « Quand nous avons commencé à assister à ces réunions et à rencontrer des gens ayant connu des expériences traumatisantes à cause de l’eau (potable), nous avons vraiment changé notre façon de voir les choses à We the People, et à revoir notre façon de faire en allant davantage au fond des choses. »
Mme Lewis-Patrick, également membre du Conseil de la qualité de l’eau des Grands Lacs de la CMI et présidente de We the People of Detroit, déclare que l’élément déclencheur a consisté à faire participer la communauté aux efforts de défense des droits et de prise de décisions. Même si les organismes scientifiques, dont la CMI, se concentrent souvent sur des questions précises comme les répercussions de l’exploitation minière, le ruissellement agricole, le fumier et les produits chimiques, il arrive trop souvent que ces efforts ne tiennent pas compte des répercussions sur l’eau potable. Étant donné que des millions de personnes n’ont pas accès à une eau potable sûre, propre et fiable aux États‑Unis (selon la US Water Alliance), même avant les compressions économiques causées par la COVID-19, Mme Lewis-Patrick juge que les travaux scientifiques et stratégiques doivent tenir compte des impacts cumulatifs sur la santé. Les peuples autochtones du Canada ont aussi beaucoup de problèmes d’accès à l’eau potable.
Les points de vue des Autochtones sont davantage reconnus dans les organisations des Grands Lacs, indique Mme Lewis‑Patrick, et la diversité raciale et de genre s’améliore de façon plus générale. Pourtant, un groupe qui demeure sous-représenté est celui des jeunes, définis par les Nations Unies comme les personnes de 15 à 24 ans.
« J’aimerais que les jeunes aient un rôle bien défini, et ce, des deux côtés de la frontière, dans les deux pays, » souhaite Mme Lewis-Patrick. « Nous gardons assurément une place pour les aînés et les Autochtones, mais pas pour les jeunes, qui sont également aux prises avec des problèmes environnementaux. »
L’organisme We the People of Detroit est l’un des nombreux organismes communautaires qui essaient de créer cet espace. Mme Lewis-Patrick dit que l’organisme a contribué à la mise sur pied d’une branche, We the Youth of Detroit, pour discuter de la disparité de l’eau et de la façon d’autonomiser et de renforcer la communauté des jeunes. Les participants ont tendu la main à d’autres jeunes de Flint, au Michigan, où l’eau potable a été empoisonnée au plomb après une tentative désastreuse par le gouvernement de l’État de modifier la source d’approvisionnement en eau de la ville, et ils ont appris ensemble les rudiments de l’analyse, de la qualité et de la disponibilité de l’eau.
L’organisme compte maintenant des groupes affiliés à Benton Harbor (Michigan), à Milwaukee (Wisconsin), à Chicago (Illinois) et dans d’autres régions des Grands Lacs, et Mme Lewis-Patrick indique que les jeunes apprennent à tester eux-mêmes leur eau potable, à installer des filtres à eau et à s’assurer que leurs sources d’approvisionnement sont propres à la consommation, à la cuisson et au lavage. Ils apprennent aussi à plaider en faveur d’une meilleure disponibilité de l’eau. Les pressions exercées par les jeunes et d’autres groupes historiquement marginalisés commencent à en entraîner d’autres dans des États occidentaux comme l’État de Washington et l’Oregon, conclut Mme Lewis‑Patrick.
« Ces jeunes sont devenus des experts. Il s’agit là d’un bon exemple de passage du traumatisme à la transformation. »
Kevin Bunch is a writer-communications specialist at the IJC’s US Section office in Washington, D.C.